Les mécanismes de règlement des différends des plateformes de l’économie du partage sont-ils des outils efficaces d’accès à la justice ?
Écrit par Hélène Gavrilovic, auxiliaire de recherche au Laboratoire de cyberjustice – Été 2020.
Le 4 mars 2020, l’organisation Option consommateur[1] a publié un rapport de recherche[2] portant sur les mécanismes de règlement des différends proposés par les plateformes d’économie du partage. Le rapport est le fruit d’une étude portant sur dix plateformes de grande envergure : Airbnb, HomeAway, Uber, Lyft, Amigo Express, Kickstarter, Skillshare, Bixi, Kijiji et Craiglist[3]. Ces plateformes ont été choisies parce qu’opérant dans des secteurs différents dans trois provinces canadiennes. Une analyse de leurs politiques d’utilisation et un sondage semi-dirigé de 75 utilisateurs ayant eu ou non des conflits avec les plateformes en cause ont été réalisés. L’objet de l’étude était de déterminer si les mécanismes proposés par les plateformes étudiées sont des outils efficaces pour l’accès à la justice des utilisateurs.
Dans un rapport précédent[4], Option consommateur avait analysé le lien entre l’utilisateur d’une plateforme de partage, le fournisseur de biens et services et la plateforme elle-même et conclu que le contrat liant l’utilisateur-consommateur aux autres parties peut être qualifié de contrat de consommation. Le présent rapport se place dans cette lignée d’étude des plateformes d’économie du partage en étudiant l’application des principes du droit de la consommation au contrat conclu par l’utilisateur sous le point de vue de l’accès à la justice.
Option consommateur met de l’avant l’équité et la transparence comme grands principes visant à rétablir une certaine égalité entre les parties au contrat. Le rapport se penche sur l’existence de certaines clauses traitant des modes de résolution des conflits dans les conditions d’utilisation, la transmission de l’information et sa lisibilité ainsi que le sentiment d’accès à la justice. L’accès à la justice est entendu comme étant non seulement une offre de justice, mais aussi une perception de justice. Nous passerons en revue les conclusions du rapport en nous penchant en premier sur les caractéristiques objectives de l’accès à la justice que sont l’équité et la transparence, pour s’attarder ensuite aux sentiments de compétence et d’équité que les utilisateurs ont ressentis.
Les caractéristiques objectives de l’accès à la justice
1. L’équité
Mécanismes de résolution des conflits offerts par les plateformes
L’équité,ici, se rapporteaux différents mécanismes de résolution des conflits offerts par les plateformes. Ces mécanismes sont soit internes à la plateforme, soit prévus dans le système judiciaire.
Dans un premier temps, le processus de résolution se caractérise par de l’autorégulation. Sont mises en place des procédures internes de l’entreprise, sections d’aide, voire un centre interne de règlement des différends. De plus, la plupart des plateformes ont un système de remboursement ou d’annulation. Ces procédures internes sont un moyen rapide et facile de régler un problème, mais dépendent entièrement des plateformes.
En outre, parmi les dix plateformes d’économie du partage étudiées, toutes prévoient une ou plusieurs clauses limitatives d’accès à la justice. Les plus fréquentes sont les clauses d’arbitrage, qui soustraient le litige des juridictions judiciaires, et les clauses d’élection de for, qui permettent de fixer à l’avance le forum compétent en cas de litige. Le rapport fait état de quatre plateformes ayant inclus des clauses d’arbitrage. Les six autres accordent compétence, expressément ou non, aux cours et tribunaux.
Dans les deux cas, des clauses d’élection de for désignant des fors étrangers sont prévues pour sept des plateformes. Bien souvent, le pays où est constituée la maison-mère de la plateforme se trouve être désigné comme l’endroit où tout litige doit être amené devant les tribunaux, mais aussi comme lieu d’arbitrage. Cela entraine des coûts additionnels pour le consommateur qui doit se déplacer dans un autre pays et prendre connaissance du droit étranger, ayant pour effet de restreindre son accès à la justice. De plus, des clauses de renonciation à l’action collective ont aussi été incorporées par la majorité des plateformes.
Toutefois, le rapport note que deux plateformes, Airbnb et Kijiji, prévoient des adaptations en présence de contrats de consommation, ce qui fait en sorte que l’arbitrage se tient au lieu choisi par le consommateur ou encore que le consommateur ne soit pas privé des droits qui lui sont spécifiquement conférés par le droit de la protection du consommateur, comme son droit de présenter ses demandes au tribunal de la juridiction où il est domicilié.
Enfin, Airbnb est la seule plateforme possédant un centre en ligne pour aider au règlement des litiges entre fournisseurs et utilisateurs.
Absence de système de résolution des conflits en ligne
Sur les 1000 utilisateurs interrogés dans les trois provinces étudiées, aucun des participants ayant eu un problème ne s’étaient servis d’une procédure externe pour le résoudre. Donc, aucune des clauses d’élection de for ou d’arbitrage n’a trouvé application. Les utilisateurs ont eu recours au système interne d’aide aux utilisateurs de la plateforme, aux mécanismes d’annulation et de remboursement, ou bien ils ont effectué un recours via l’émetteur de leur carte de crédit.
Le rapport note un possible lien entre les coûts que représentent les procédures de résolution externe et leur non-utilisation par les utilisateurs. Corrélativement, Option consommateur déplore que malgré les mécanismes internes mis en place pour résoudre les conflits, aucune des plateformes n’offre une plateforme de règlement des litiges en ligne pour le consommateur. Si les mécanismes internes de la plateforme échouent, le consommateur n’a d’autre choix que de se lancer dans des procédures externes coûteuses. De plus, les systèmes de résolution des conflits internes fournissent une réparation limitée au remboursement, sans compensation additionnelle pour dommage subi.
Influence des développements législatifs récents
La proportionnalité est un principe permettant de garantir l’équilibre dans le choix des moyens que les justiciables peuvent mettre en œuvre pour la réalisation de leurs droits, en accord avec la valeur de la valeur du litige[5]. Ce principe garantit non seulement l’accès à la justice traditionnelle, mais aussi aux modes modernes de règlement des conflits, agrandissant l’offre de processus de résolution des différends. Option consommateur note qu’il y a non-respect de la proportionnalité quand le litige doit être porté devant les instances arbitrales ou judiciaires dans un pays étranger.
2. Facilité d’accès à l’information et lisibilité de celle-ci
La transparence est le deuxième axe permettant de rétablir une certaine égalité dans la relation entre consommateurs et la partie forte — la plateforme multinationale. Cette transparence se définit par la facilité d’accès à l’information sur les moyens de recours de l’utilisateur, et la lisibilité de cette information. Option consommateur a observé que les plateformes ne font pas d’efforts de mise à disposition claire de l’information sur les modes de résolution des différends qu’elles proposent, voire imposent. De plus, les conditions générales présument que l’acceptation des conditions générales entraine l’acceptation des modes de résolution des conflits, et leur compréhension. Ceci constitue un obstacle pour les justiciables dans l’exercice de leurs droits et leur accès à la justice.
Les caractéristiques subjectives de l’accès à la justice
Après avoir analysé le caractère objectif de l’accès à la justice, le rapport approfondit la question de la justice subjective, soit la perception de l’utilisateur d’avoir eu accès à la justice. Cette perception est analysée sous le point de vue du sentiment d’équité et de compétence du consommateur.
1. Sentiment d’équité
Le sentiment d’équité se rapporte à la question de savoir si les modes de résolution des conflits peuvent causer à l’utilisateur un sentiment d’injustice. Lors des entrevues plus approfondies menées par Option consommateur, les utilisateurs n’ayant pas eu de problème ont déclaré préférer se tourner vers un mécanisme interne comme la négociation ou la médiation interne dans l’éventualité d’un conflit. Ces mécanismes se montrent efficaces dans la proportionnalité des coûts qu’ils représentent et du support offert. Les utilisateurs ont le sentiment que les problèmes y sont traités à partir des mêmes principes et des mêmes normes pour tous les utilisateurs, ce qui facilite l’égalité. Ces mécanismes augmentent leur confiance dans l’utilisation des plateformes. La majorité des participants ont considéré que le processus qui leur a permis de régler leur problème était équitable ; ils lui ont accordé une note moyenne de 8,8/10.
2. Sentiment de compétence
Le deuxième facteur du sentiment d’accès à la justice est le sentiment de compétence que les mécanismes de résolutions des conflits offrent au consommateur. Le sentiment de confiance des citoyens à l’égard de leur système de justice est influencé par le sentiment de ceux-ci de compréhension des mécanismes en place et de l’accès à l’information. Le rapport note que les consommateurs font état d’un sentiment que la procédure a été marquée par l’équité et que leurs besoins ont été pris en compte. Les utilisateurs se disent satisfaits de la procédure de règlement des conflits malgré un score attribué de 4,6/10. Toutefois, rappelons que tous les conflits avaient été réglés par les procédures internes ; aucun de ces consommateurs n’a fait face aux clauses d’élection de for, aucun n’a contacté d’avocat.
Conclusion
Option consommateur considère que les mécanismes offerts par les plateformes ne facilitent pas l’accès à la justice. Les contrats conclus avec les utilisateurs des plateformes sont inéquitables de par l’absence de transparence de l’information et le fait que l’on présume du consentement à des clauses dont l’utilisateur n’a probablement pas connaissance. Cela place l’utilisateur dans une position de vulnérabilité dont celui-ci n’a pas même conscience, ayant le sentiment erroné d’être protégé et d’avoir accès à la justice. En matière d’économie du partage, le problème est ainsi dédoublé : il s’agit non seulement d’un problème d’accès à la justice, mais aussi un problème d’accès à l’information.
Comme mentionné précédemment, Option consommateur déplore le fait qu’aucune
des plateformes étudiées ne comporte un système de règlement des litiges en
ligne pour le consommateur. Si les mécanismes internes de la plateforme
échouent, le consommateur n’a d’autre choix que de se lancer dans des
procédures externes coûteuses. Face à ce constat, le Laboratoire de cyberjustice
met en avant que le règlement en ligne des conflits est une solution qui
permettrait d’offrir aux utilisateurs une alternative plus économique et plus
juste. Des plateformes de résolution des litiges mises en place par les
instances étatiques permettraient d’augmenter l’accès à la justice tout en
offrant une solution neutre et sans barrière financière.
[1] Option consommateurs est une association à but non lucratif québécoise qui a pour mission de promouvoir et de défendre les droits et les intérêts des consommateurs et de veiller à ce qu’ils soient respectés.
[2] Option consommateurs, « Les mécanismes de règlement des différends proposés par les plateformes de l’économie du partage. Des outils efficaces pour l’accès à la justice? » (juin 2019) disponible en ligne: <https://option-consommateurs.org/wp-content/uploads/2020/03/oc-811405-economie-du-partage-reglement-des-differends-rapport.pdfp.94.>.
[3] Œuvrant respectivement dans les domaines de l’hébergement, du transport, du financement coopératif, de l’éducation, du partage de vélo et des petites annonces.
[4] Option consommateurs, « Économie du partage. Le point de vue des Canadiens » (juin 2017) disponible en ligne: <https://option-consommateurs.org/wp-content/uploads/2018/03/oc-809308-economie-du- partage-rapport-final-mars-2018.pdf> à la page 15 [OC Économie du partage].
[5] Voir : Catherine PICHÉ, « La proportionnalité procédurale : une perspective comparative », (2009-10) 40 R.D.U.S, p. 550 consulté en ligne : <https://www.usherbrooke.ca/droit/fileadmin/sites/droit/documents/RDUS/volume_40/Piche.pdf>.
Ce contenu a été mis à jour le 15 octobre 2020 à 10 h 29 min.