La production de la preuve technologique par des moyens technologiques : l’empreinte tentaculaire d’un monde en vase clos
Écrit par Jie Zhu – auxiliaire de recherche au Laboratoire de cyberjustice – Été 2020.
L’expression « preuve technologique » ou « preuve numérique » évoque un ensemble hétéroclite d’éléments que l’on pourrait diviser en trois catégories :
- la preuve documentaire technologique au soutien d’un acte juridique (p.ex. contrats, mise en demeure, testaments, mandats d’inaptitude);
- les témoignages oraux recueillis à l’aide des moyens technologiques; et
- toute (autre) trace technologique susceptible de prouver un fait pertinent, qu’il s’agisse d’un historique de navigation, d’échanges de courriels, de captures d’écran, d’un enregistrement de conversations téléphoniques, d’un post publié sur les réseaux sociaux, du contenu d’un panier d’achats virtuel, etc.
Par contraste avec le support papier, les supports faisant appel aux technologies de l’information se démarquent par une plus grande difficulté de repérer, à vu d’œil, les modifications qui peuvent avoir été apportées au contenu informationnel du document. Alors que les ratures et gommages manuscrits sautent aux yeux, remplacer un texte sur Word, éditer un PDF ou modifier le visuel d’une interface Web peuvent très facilement passer inaperçu. Cette plus grande propension aux altérations imperceptibles aux yeux de non-initiés, voire à défaut d’être muni de certains logiciels dédiés, n’est pas sans soulever de soucis quant à l’intégrité et l’authenticité de la preuve technologique. L’intégrité renvoie à la préservation pleine et entière du contenu informationnel d’une preuve technologique tout au long de son cycle de vie (LCCJTI, art 6), alors que l’authenticité traite, dans un contexte technologique, de la constance du lien associant un document à l’auteur de qui il émane. Dans la mesure où l’intégrité du contenu informationnel du document est assurée, la preuve technologique emporte la même valeur juridique que son homologue papier (LCCJTI, art 5 al 2). À défaut, elle n’est admise en preuve que dans la mesure où une preuve distincte en est faite de son authenticité (LCCJTI, art 5 al 3; CcQ, art 2855, 2874; LCCJTI, art 5 al 3).
Tant l’intégrité que l’authenticité d’une preuve technologique peuvent être démontrées en principe par tous moyens, notamment par la reconnaissance et le témoignage des personnes impliquées dans sa création et sa conservation, de même que tout autre indice matériel (p.ex. propriétés et métadonnées des fichiers technologiques). À cette réserve près que la loi québécoise présume, sauf contestations expresses et détaillées, que le support utilisé permet d’assurer l’intégrité de l’information (CcQ, art 2840; LCCJTI, art 7). Cette présomption de fiabilité technologique seule ne permet cependant pas de présumer de l’intégrité du contenu informationnel : « [l]a nuance vient du fait qu’une atteinte à l’intégrité du document peut provenir de différentes sources; on peut penser, à titre d’illustration, que l’information peut être altérée ou manipulée par une personne sans que la technologie soit en cause » (2018 QCCA 608 au para 100). Cela étant, parce que la preuve technologique comporte une documentation intrinsèque constituée de métadonnées qui font par ailleurs foi de leur intégrité informationnelle, il ne sera pas nécessaire de prouver de façon distincte l’authenticité d’une preuve technologique lorsque, par le biais des métadonnées, « le support ou la technologie employée permet de constater que l’intégrité du document est assurée » (2018 QCCA 608 au para 103).
À la différence des deux premières catégories de preuve électronique, l’usage de la technologie en tant qu’élément matériel de preuve (art 2854 CcQ) pouvant être démontré par tous moyens (CcQ, art 2857), n’a pas soulevé beaucoup de remous par rapport à la situation pré-COVID-19. Nous allons donc nous attarder plus spécifiquement sur certains enjeux nouveaux liés à la preuve documentaire technologique au soutien d’un acte juridique ainsi qu’aux témoignages oraux recueillis à l’aide des moyens technologiques.
Preuve documentaire électronique – L’approche retenue depuis la Loi type des Nations Unies sur le commerce électronique (1996) consiste à reconnaître l’équivalence fonctionnelle des documents indépendamment de leur support. Cette équivalence fonctionnelle implique, d’une part, qu’un document ne saurait être considéré comme inadmissible du seul fait qu’il est sur un support technologique. D’autre part, la neutralité technologique consacre une égalité de principe de la valeur juridique d’un document indépendamment de son support, pourvu que son intégrité soit assurée. A priori donc, les mêmes règles d’administration de la preuve et de procédure s’appliquent. Qu’il s’agisse de documents papier ou technologiques, la loi – québécoise et d’ailleurs – privilégie la règle de la meilleure preuve, en requérant la production des documents originaux ou une « copie qui légalement en tient lieu » (CcQ, art 2860). Une copie qui peut légalement tenir lieu de l’original se démarque par une préservation intégrale et certifiée de son contenu informationnel. Avec l’avènement des documents technologiques, l’original ne désigne plus exclusivement « la source première d’une reproduction », mais peut être associé à un « caractère unique » ou à « la forme première d’un document relié à une personne » (LCCJTI, art 12). Quant à la copie (technologique) pouvant en tenir légalement lieu, la loi prévoit une exigence de certification permettant de s’assurer de l’identité de l’information contenue dans la copie avec celle du document source (LCCJTI, art 16). Le processus de transfert doit être documenté « de sorte qu’il puisse être démontré, au besoin, que le document résultant du transfert comporte la même information que le document source et que son intégrité est assurée » (LCCJTI, art 17).
Tant que les procès se tiennent physiquement dans les salles d’audience, la simple nécessité de produire en preuve un document technologique emporte l’obligation d’en transférer le contenu sur un support tangible simplement pour le rendre accessible devant les cours de justice. Cette adaptation obligée des documents technologiques au fonctionnement des tribunaux aurait jusque-là découragé la confection d’actes juridiques authentiques ou d’actes juridiques originaux directement par des moyens technologiques : le simple fait de les transférer (p.ex. imprimer) sur un support papier leur fait perdre la présomption d’intégrité en empêchant la vérification par les métadonnées, d’autant plus que l’impression de certains contenus Web pourrait impliquer une succession d’étapes (p.ex. de captures d’écran à un fichier de traitement de texte, du traitement de texte à l’impression papier), multipliant d’autant les risques et possibilités de modifications / altérations, que ce soit intentionnel ou par inadvertance.
Considérée sous cet angle, il est permis de se demander dans quelle mesure la modernisation accélérée de la justice à laquelle nous assistons présentement, encouragera non seulement la confection des actes authentiques par des moyens technologiques, mais popularisera par ailleurs la production en preuve des documents – d’origine technologique ou autre – directement par des moyens technologiques, à commencer par le lancement du Greffe numérique judiciaire du Québec. Quelque peu paradoxalement, alors qu’un document technologique est plus susceptible de subir des altérations indétectables à l’œil nu, sa production en preuve par des moyens technologiques préserverait davantage son intégrité. La raison en est la possibilité d’effectuer une vérification « en direct » et beaucoup plus minutieuse par le biais des métadonnées, en comparant l’empreinte numérique du document produit en preuve avec le document source. Cette tendance est déjà amorcée chez plusieurs tribunaux administratifs qui doivent traiter quotidiennement avec des renseignements stockés électroniquement, tel le Bureau de la concurrence du Canada.
Témoignages oraux recueillis à l’aide des moyens technologiques – À l’égard des témoignages oraux recueillis à l’aide des moyens technologiques, l’expérience judiciaire vécue en temps de pandémie a surtout soulevé des craintes liées aux difficultés d’apprécier la crédibilité d’un témoignage à distance en l’absence de mesure de sauvegarde permettant d’en attester l’authenticité ou la non-contamination par une personne dictant, hors champ et par tous moyens (p.ex. applications chat, messages textes, gesticulant dans la même pièce), tout ou une partie du témoignage capté par caméra. L’utilisation de la technologie comme intermédiaire obligé entre le juge et les témoins donne également lieu aux problèmes techniques susceptibles d’altérer la présentation des témoins et témoignages, ainsi qu’à des manières moins usitées d’esquiver ou de se donner le temps de préparer aux questions difficiles (p.ex. se déconnecter sous prétexte d’un problème technique). Certains juges mettent plutôt l’emphase sur l’intégrité du narratif, la concordance du témoignage avec l’ensemble de la preuve et l’opportunité donnée aux témoins de s’expliquer au sujet des incohérences (apparentes) relevées dans leurs témoignages. D’autres juges éprouvent bien des réticences à autoriser les témoignages à distance portant sur des questions déterminantes à l’issue d’un procès vu le risque de porter atteinte à une défense pleine et entière en fondant un verdict uniquement sur l’appréciation de témoignages contradictoires recueillis par des moyens technologiques. Dans le cadre des procédures civiles et administratives, les Lignes directrices du Comité des ministres du Conseil de l’Europe (2019) en autorisent la collecte « si la nature des preuves le permet », eu égard notamment à l’importance de la preuve, au statut des témoins, à la sécurité et à l’intégrité de la liaison vidéo grâce à laquelle le témoignage doit être transmis, ainsi qu’aux coûts et aux difficultés occasionnés par la comparution physique des témoins.
Sans doute que la nécessité d’évaluer les témoignages par un médium interposé ne donne pas un accès aussi direct qu’une présence en personne. Encore faut-il s’interroger sur la nature de cette nécessité : s’agit-il de pondérer les préjudices résultant d’une appréciation indirecte des témoignages par rapport aux délais pour obtenir une décision ? Ou plutôt d’évaluer, compte tenu de la nature des enjeux, l’opportunité d’avoir accès aux témoignages eu égard aux risques de manipulations ? Ou serait-ce davantage la nécessité pour les tribunaux judicaires de s’adapter à l’usage des nouvelles technologies ?
En somme, la distanciation physique et sociale contrainte par l’évolution rapide d’une pandémie a introduit l’ensemble des tribunaux à une manière alternative de recevoir la preuve des faits pertinents et de rendre justice. C’est aussi l’occasion de renouveler nos réflexions sur les concepts d’intégrité et d’authenticité, que l’on associe traditionnellement au caractère inaltérable du papier telle une empreinte séculaire témoignant de l’antiquité et de la solidité de notre architecture judiciaire. Et si ce témoignage pouvait se faire autrement, à l’aide d’ « empreintes numériques » s’inscrivant dans la continuité de ses principes fondamentaux ?
Ce contenu a été mis à jour le 15 octobre 2020 à 10 h 29 min.